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transportrail - Le webmagazine des idées ferroviaires

L’interopérabilité : un objectif sans limites ?

2021 a été l’année européenne du rail, 30 ans après la parution de la directive 91-440 sur la séparation comptable des activités d’opérateur et de gestionnaire d’infrastructure. Le bilan de cette année demeure maigre hormis quelques déclarations de bonnes intentions. Certes, Le réseau des Nightjet a gagné de nouvelles destinations, quelques idées autour d’un Trans Europ Express nouvelle génération. La France, prenant la présidence européenne pour 6 mois, mise sur la grande vitesse et les trains de nuit (quel revirement de situation !) pour le volet Transports de cette période. Mais au-delà, pour l’instant, peu de perspectives concrètes. Bref, il faudrait que 2022 et les suivantes soient aussi des années ferroviaires pour l’Europe (outre des années de paix…).

Des réseaux hétérogènes

L’interopérabilité est de tous les discours avec la perspective d’un réseau ferroviaire unifié dans tous les pays membres de l’Union Européenne, et décrite par la directive 2016-797. De façon pratique, c’est la capacité d’une part de l’infrastructure à admettre un maximum de matériels roulants d’opérateurs différents… et donc aussi l’aptitude d’un matériel roulant à pouvoir circuler sur une large palette d’infrastructures dans plusieurs pays.

Cependant, la situation de référence est caractérisée par une très grande hétérogénéité des caractéristiques des infrastructures en Europe, et des matériels roulants. Elle touche notamment :

  • l’écartement des rails : si les 1435 mm sont la règle sur les « grands réseaux » de la majorité des pays, l’Espagne et le Portugal sont à 1668 mm, l’Irlande (y compris l’Irlande du Nord) à 1600 mm, tandis que l’écartement « russe » de 1524 mm existe dans les pays baltes et en Finlande ;
  • les systèmes de signalisation ;
  • les tensions d’alimentation sur les lignes électrifiées ;
  • les modalités de captage avec notamment la largeur des archets de pantographe en lien avec la géométrie du fil de contact ;
  • le gabarit en hauteur et en partie basse (surtout au Royaume-Uni) ;
  • les hauteurs de quai (pour l’accessibilité des voyageurs) ;
  • la longueur des garages et voies de service pour le fret ;
  • les normes de bruit liées à la circulation des trains ;
  • les normes de sécurité.

Aussi ne faut-il pas réduire l’interopérabilité à un seul débat sur le déploiement d’ERTMS. L’équipement des grands axes européens avance toujours aussi lentement et, de surcroît, apparaît un risque d’incompatibilité entre les différentes versions : bref, si chaque pays essaie d’adapter la grammaire et la conjugaison de l’esperanto de la signalisation ferroviaire, l’objectif risque d’être difficilement atteignable.

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Liège Guillemins - 11 août 2020 - Pas moins de 7 systèmes de signalisation sur les rames Thalys aptes à circuler en France, en Belgique, aux Pays-Bas et en Allemagne, avec 4 tensions d'alimentation différentes. Mais ce n'est que la face visible de la complexité de mise en oeuvre concrète de l'interopérabilité ferroviaire. © transportrail

Des réalités contrariantes

Les facteurs les plus irritants sont donc d’abord physiques. L’écartement des rails reste un hiatus net, principalement avec l’Espagne et le Portugal, puis au-delà de l’Europe centrale, qui se résout par la construction de lignes nouvelles à écartement standardisé et modification des lignes à écartement ibérique pour installer un troisième rail, ou plus marginalement le recours à des trains à écartement variable.

Le gabarit est une contrainte forte car les rectifications sont onéreuses. Le cas des matériels voyageurs à 2 niveaux est fréquemment mis en avant. Cependant, il s’agit principalement de rames destinées à du transport régional, limitant les effets de bords. La restriction concerne donc moins les opérateurs que les industriels qui doivent adapter leurs produits à des normes différentes. Il ne faut cependant pas oublier le fret avec l’augmentation du volume des conteneurs maritimes : l’adaptation du gabarit des infrastructures ferroviaires est un élément devenant indispensable pour assurer l’intermodalité mer-fer.

Quant aux spécificités britanniques, elles semblent avoir vocation à être plus que restreintes : Eurostar ne va pas plus loin que Londres sur une ligne dédiée au gabarit européen. Quant au fret, il est d’abord pénalisé par le faible gabarit en hauteur, d’où la faiblesse du trafic conventionnel (et de combiné) dans le tunnel sous la Manche.

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Londres Saint Pancras - 22 juin 2013 - L'interopérabilité avec le Royaume-Uni est un voeu pieu compte tenu du gabarit spécifique du réseau. Le trafic entre l'Europe continentale et la grande île a été amélioré par la construction au gabarit européen de la LGV entre Londres et le tunnel sous la Manche, dans un schéma finalement voisin - pour d'autres raisons - que celui appliqué en Espagne. © J. Sivatte

Les sujets électriques ne sont pas forcément les plus connus. Ils ne se limitent pas à la différence de tension et au type de courant (alternatif, continu). Sans même aborder la performance des installations (autre sujet), les caractéristiques géométriques de la caténaire conduisent à une grande diversité de largeur des archets de pantographe. Le cas est déjà connu en France avec la caténaire Midi, mais est-il normal de conserver en service des équipements bientôt centenaires ?  De 1400 à 1950 mm, les archets de pantographe sont donc un autre élément restrictif et les spécifications techniques d’interopérabilité (les STI) restent encore théoriques.

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Près de Facture - 23 juin 2016 - Les supports en ogive de la caténaire des Chemins de fer du Midi et leurs longues portées forment une particularité de plus du réseau ferroviaire français qui ne simplifie pas l'interopérabilité en influant sur la largeur de l'archet du pantographe. Les Traxx série 186 d'ECR (désormais DB Cargo) sont aptes à circuler en France, en Belgique et en Allemagne. (cliché X)

Des approches pragmatiques

Aujourd’hui, l’interopérabilité ferroviaire est perçue de façon théorique et assez universaliste. La réalité est encore très pragmatique : Thalys réussit à circuler en France, en Belgique, aux Pays-Bas et en Allemagne en empilant 7 systèmes de signalisation et 4 tensions d’alimentation. Pour le transport de voyageurs, le transport à très longue distance reste d’intérêt commercial – et donc technique – très limité : ce n’est pas de sitôt qu’un opérateur proposera une desserte directe de Lisbonne à Vilnius.

Par conséquent, les périmètres d’usage des matériels roulants resteront « relativement » contenus à un ensemble restreint de réseaux. Les trains de nuit pourraient être les plus grands « rail trotters », mais pour eux, l’interopérabilité peut se traiter beaucoup plus simplement par des changements de locomotive. Reste quand même la question de l’équipement du matériel pour des systèmes nationaux à durée de vie résiduelle élevée : il suffit de voir l’actuelle situation française avec le KVB fourni avec parcimonie par Alstom. Ce n’est toutefois pas une exception française.

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Près de Diendorf - 9 mai 2021 - Les Nightjet des ÖBB se jouent de plus en plus des frontières mais doivent aussi composer avec les différentes caractéristiques des réseaux des pays traversés avec à la clé des changements de locomotives. Les Taurus, même la série 1216, conserve un périmètre d'action relativement limité par rapport aux voitures qu'elles tractent. (cliché X)

Pour le fret, c’est un peu pareil : il n’est pas forcément pertinent d’avoir une même locomotive sur des trajets de plusieurs milliers de kilomètres (hypothèse qui reste encore très virtuelle). Qui plus est, les opérateurs – et les loueurs – n’ont pas nécessairement envie de voir leur matériel s’éparpiller dans toute l’Europe pour d’évidentes questions d’organisation de la maintenance.

Des obstacles à la libéralisation ?

C’est un propos qu’on entend notamment en France avec des prises de position assez affirmées de la part de potentiels nouveaux opérateurs. L’admission de matériels roulants sur un réseau dépend évidemment de sa compatibilité avec les infrastructures. Ses caractéristiques physiques (comme le gabarit) ne peuvent constituer un sujet de grief à l’encontre des opérateurs historiques. Les équipements de sécurité sont ce qu’ils sont : s’il est vrai que se fournir en dispositifs pour le KVB afin de circuler en France n’est pas de toute simplicité, pas plus qu’un bistandard TVM – ERTMS pour les candidats à la grande vitesse, la critique est plutôt à adresser aux industriels. Qui veut rouler en Allemagne doit être compatible avec le duo PZB-LZB. On peut multiplier les exemples.

Pas d’interopérabilité sans investissements massifs

L’interopérabilité ne se décrète pas d’un claquement de doigts et elle ne pourra probablement jamais être totale : un espace ferroviaire unique est une chimère car les contraintes physiques ne seront pas levées de sitôt, si tant est qu’elles le puissent. Elle implique donc une approche pragmatique pour définir des périmètres globalement homogènes afin de réduire – à défaut d’effacer complètement – les barrières techniques. Elle croitra d’autant plus rapidement que les Etats investissent de façon importante sur le chemin de fer. Encore faut-il agir de façon coordonnée : les convergences relèvent de choix politiques à débattre au niveau des ministres européens. Quelques débats en perspective...

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