Relancer les liaisons province-province à grande vitesse
Elles sont une des forces du réseau à grande vitesse français : mettre Lille à 3 heures de Lyon est un atout au moins aussi important que de relier, dans le même temps, Paris et Marseille. Les relations province-province, aussi appelées Intersecteurs, ont indéniablement un rôle dans la dynamique des territoires, et notamment des grandes métropoles mais au-delà par le biais des correspondances à Rennes, Nantes, Bordeaux, Marseille, mais aussi et surtout Lyon Part-Dieu, véritable plaque tournante de cette offre. Elles sont aussi la réponse à une vision de la grande vitesse conçue d'abord au service de la capitale. Mais cette offre connaît depuis le début de la décennie 2010 une évolution dont il n'est pas certain qu'elle soit forcément bénéfique...
Lyon Part-Dieu - 18 août 2006 - C'est une des plaques tournantes de l'offre Intersecteurs, avec des liaisons vers la Méditerranée, l'Alsace, le Nord et l'arc Atlantique, incarnées à leur origine par les rames TGV Réseau. Les relations ont connu leur apogée au cours des années 2000-2010. Depuis, l'offre est à la baisse et Ouigo amplifie le mouvement. © transportrail
Des TGV entre les grandes métropoles… et pour la banlieue francilienne
Les premiers TGV entre les grandes capitales régionales en contournant Paris sont apparus en 1984, avec la création d’une relation Lille – Lyon, trois ans après l'ouverture de la LGV Sud-Est. A l’époque, elle empruntait le réseau classique de Lille jusqu’à Valenton, et notamment la Grande Ceinture à partir de Pierrefitte.
La Grande Ceinture a été aussi mise à contribution au sud, avec la naissance d’une relation Le Havre – Lyon, via Massy, Versailles et Mantes-la-Jolie. La mise en service de la LGV Atlantique en 1989-1990 que les relations province–province a véritablement lancé le concept, toujours au départ de Lyon, vers Tours, Nantes et Rennes, utilisant la nouvelle gare de Massy-Palaiseau.
Orly Ville - 10 avril 2011 - Avec Lyon Part-Dieu, c'est un des points névralgiques de l'offre Intersecteurs, un casse-tête pour les horairistes et un calvaire pour les gestionnaires de projets ferroviaires. Les offres vers l'Atlantique transitent par la Grande Ceinture entre la LGV Atlantique et la LGV Sud-Est, en mixité avec le fret et le RER C, le tout avec des accès de part et d'autre qui ont été réalisés a minima. Leur reconfiguration a fait l'objet d'un blocage politique par un baron politique pendant plus de 20 ans et la première partie du projet a été réalisée en 2022 seulement ! Quant à la ligne nouvelle d'interconnexion, son coût la rend très illusoire... © transportrail
La réalisation de la ligne d’interconnexion entre la LGV Sud-Est et la LGV Nord, avec les deux gares de Chessy et de l’aéroport de Roissy. A partir de mai 1994, Lille et Lyon pouvaient être reliées en 3 heures.
Progressivement, de nouvelles relations ont été instaurées, notamment depuis Lille vers l’Atlantique, principalement Rennes, Nantes et Bordeaux. Marseille et Montpellier ont également été connectées, grâce à la réalisation, en deux phases, de la LGV Méditerranée. Même chose à compter de 2007, avec l’ouverture de la LGV Est, donnant l’occasion de lancer des liaisons depuis Strasbourg vers Lille, Bordeaux et Nantes. On notera aussi que la LGV Rhin-Rhône a été d’abord conçue dans l’optique de relations Strasbourg – Lyon, même si elle est d’abord empruntée par des missions radiales vers la Franche-Comté et la Suisse.
Gondreville - 18 janvier 2014 - Les liaisons Intersecteurs n'ont pas échappé aux demandes politiques. La relation Brive - Lille a coûté cher aux Régions Limousin et Centre... qui ont heureusement cessé de financer cette liaison très déficitaire qui a pris la place d'un Intercités classique pour un accès à Roissy arrivant après les départs des grandes liaisons aériennes internationales... Dans un registre voisin et tout aussi éphémère, la liaison Cherbourg - Dijon. © transportrail
Au fur et à mesure, ces liaisons ont affirmé leurs vocations :
- relier le plus rapidement possible des grandes villes souvent diamétralement opposées : Lille - Marseille, Bordeaux - Strasbourg, Nantes - Lyon ;
- desservir la banlieue parisienne, car les gares centrales ne sont d'accès commode que pour Paris et la petite banlieue bénéficiant du métro ou d'un parcours pas trop difficile en RER. Le centralisme français s'est longtemps décliné au sein de la région parisienne, quitte à contribuer à la surcharge de certaines lignes et gares franciliennes. Ces relations peuvent donc compléter l'offre radiale de et vers nombre de villes ;
- assurer la desserte de quelques vraies tangentielles sans transiter par l'Ile-de-France : Strasbourg - Montpellier ou Lyon - Toulouse.
Avignonet - 24 septembre 2021 - Une relation Lyon - Toulouse approche de sa destination finale : la LGV Méditerranée a fait gagner plus d'une heure entre les deux villes. Comme le champ au premier plan, il va falloir replanter pour relancer ces relations mettant en réseau les principaux pôles économiques français. © transportrail
Ouigo ou la cannibalisation des Intersecteurs ?
Le tournant de la SNCF en matière d’organisation de ses dessertes TGV, en 2013, avec le duo InOui – Ouigo, semble faire des relations Intersecteurs une variable d’ajustement de cette nouvelle politique… sinon l’objet d’une mutation de fond. L’essor des offres low-cost a d’abord été le résultat d’une cannibalisation des liaisons Intersecteurs, dont le nombre connaît souvent une nette régression : hors Ouigo, il ne reste en 2023 que 9 allers-retours entre Lille et Lyon contre 12 à l’apogée de la relation au début des années 2000.
C’est une vision un peu – beaucoup – réductrice de la SNCF : ces trains « province-province » gravitent certes assez largement autour des gares d’Ile-de-France mais ils ne sont pas uniquement destinés à emmener les familles à petit prix passer une journée à Disneyland…
On le sait, l’évolution de la fréquentation des liaisons ferroviaires longue distance ne pourra pas uniquement être assurée par des trains au départ des gares centrales parisiennes. La capacité du résau et des gares n’est pas extensible à l’infini… et cette orientation n’est pas forcément souhaitable : les gares de Roissy, Chessy, Massy, les mieux desservies, rapprochent les services ferroviaires nationaux de la population de la banlieue. En ce sens, on peut fonder de larges espoirs avec les actuelles réflexions sur une nouvelle desserte près d’Orly, par la transformation de la gare actuelle de Pont-de-Rungis, qui sera connectée à la ligne 14 du métro en 2024.
Il y a donc besoin de repenser l’offre « non-radiale » et surtout de la structurer. Elle est déterminante : la trame horaire nationale est en effet tributaire de deux points de contrainte : la Grande Ceinture entre Massy et Valenton d’une part et la gare de Lyon Part-Dieu d’autre part.
Quant à Ouigo, l’organisation de dessertes low-cost « indépendantes » crée une segmentation de la clientèle par l’horaire, ce qui contribue à rigidifier l’usage du train, en compliquant encore un peu plus les reports vers les trains encadrants.
Ouigo est arrivé à Bordeaux en décembre 2017, d'abord avec une liaison vers Tourcoing (pour ne pas desservir Lille, gare au péage trop élevé pour un modèle low-cost). La rame peut stationner à quai plus de 1h30 alors que les autres relations sont priées de ne pas rester en gare plus de 20 minutes. Les exigences de Ouigo peuvent peser lourd sur l'exploitation des grandes gares... mais c'est devenu la vitrine médiatique de la SNCF. (cliché X)
Gageons que la concurrence bouscule cette organisation… mais cela semble assez mal parti. La SNCF souhaite atteindre une part de 25 % de son trafic national pour Ouigo, ce qui sous-entend la poursuite du double mouvement de cannibalisation – touchant désormais les missions radiales – et de segmentation de la clientèle.
Près de Cluny sur la LN1 - 23 mars 2013 - Ouigo, avenir des liaisons Intersecteurs ? avenir des gares franciliennes hors Paris ? Une vision peut-être réductrice. L'essor voulu de Ouigo cannibalise progressivement les relations TGV existantes et cloisonne les offres. Conséquence, l'offre TGV classique InOui subit des creux de desserte qui pénalise fortement l'attractivité de ces offres. (cliché X)
Les italiens, pionniers dans la concurrence ferroviaire sur la longue distance, ont fait un choix totalement inverse en privilégiant l’effet fréquence et en élargissant la gamme tarifaire à bord des trains, ce qui correspond en quelque sorte au rétablissement d’une troisième classe.
Quelle organisation de la desserte ?
La réflexion de transportrail propose une structuration capacitaire des liaisons Intersecteurs, indépendamment de toute orientation sur le choix d’un opérateur. D’ailleurs, compte tenu des interactions entre les relations, par le biais d’opérations de coupe-accroche, notre proposition comprend pas moins de 9 lots élémentaires d’exploitation pour d’éventuels appels d’offres sur des ensembles homogènes. Evidemment, un candidat pourrait remporter plusieurs lots. Reste aussi à arbitrer l'articulation avec les dessertes radiales.
Dans ce chapitre, il convient de prendre en compte l'adhérence potentiellement croissante entre les ces liaisons à grande vitesse et les liaisons classiques : un Bordeaux - Marseille serait un Train d'Equilibre du Territoire conventionné par l'Etat quand il est assuré en matériel classique, mais serait aux risques et périls du transporteur s'il était assuré à grande vitesse. En 2021, l'Etat a fait mention d'une liaison Lyon - Toulouse dans ses intentions de nouveaux TET, alors qu'existe une offre TGV parallèle desservant (Avignon étant la seule exception) les mêmes villes.
Il y a donc une question de fond directement associée à celle du périmètre et de la consistance de l'offre : celle du modèle économique et du financement. Un sujet incontournable dans le cadre de la fin du monopole. L'Etat devra arbitrer entre la continuité de l'open-access, avec le risque d'attrition des services et une forme de contractualisation avec un ou plusieurs opérateurs, qui pourrait être mise au crédit d'un soutien au report modal vers des solutions plus respectueuses de l'environnement. Voir le dossier de transportrail sur l'organisation des liaisons longue distance en France.
Matériel roulant : forces et faiblesses du TGV Duplex
Sur ces liaisons à arrêts relativement fréquents, la rame Duplex, qui devient le standard de la SNCF, est handicapée par un ratio élevé du nombre de places par porte.
Rennes - 22 octobre 2014 - Les rames Duplex ont investi les relations Intersecteurs sur lesquelles elles ne sont pas forcément très à l'aise car les échanges assez conséquents de voyageurs et un nombre d'arrêts plus important que sur les liaisons radiales allongent les temps de stationnement. Rennes dispose aujourd'hui de liaisons vers Lille, Strasbourg et Lyon. © transportrail
C'était déjà le cas avec la première génération de ce matériel et le ratio est amplifié par le réaménagement des 7 voitures voyageurs des nouvelles rames Océane. Il s'est aussi dégradé avec Ouigo. Le projet TGV2020 a pour objectif d'augmenter encore la capacité d'emport des rames, avec un segment voyageurs qui comprendrait non plus 8 mais 9 voitures. Reste à savoir si la configuration du nouveau matériel proposera une porte par véhicule. Néanmoins, par rapport aux récents matériels de référence en Europe (ETR400 et AGV en Italie, ICE4 en Allemagne), le train à grande vitesse français confirme qu'il est d'abord destiné à assurer des liaisons de point à point avec un minimum d'arrêts intermédiaires.
Cette comparaison pose in fine la question de la pertinence de la stratégie 100% Duplex de la SNCF, matériel qui s’avère mal à l’aise sur des dessertes à arrêts fréquents et avec de forts échanges dans les deux sens. Un sujet qui mérite réflexion pour d’autres potentiels candidats à l’exploitation de liaisons nationales en France…