La concurrence s'affranchit des caténaires

Jusqu’à des temps encore récents, les « relais traction », c'est-à-dire les changements de locomotives, constituaient une règle relative en matière d’acheminement des convois de fret lorsqu’il fallait passer d’une ligne électrifiée à une ligne dépourvue de caténaires. La plupart des installations terminales embranchées n’étant pas électrifiées, il fallait aussi recourir à la traction Diesel pour l’accès aux sites terminaux.

Avec l’arrivée des nouveaux opérateurs de fret, cette pratique a été quelque peu remise en cause. La présence des engins Diesel sous caténaire a été accrue, les opérateurs cherchant minimiser leurs temps de transport, quitte à rouler 80% du temps sous caténaires. S’affranchissant des frontières électriques nationales et internationales, la traction Diesel était considérée comme une facilité pour les nouveaux entrants dans leur période de lancement.

Il n’en reste pas moins que cette situation n’est pas des plus exemplaires du point de vue environnemental ni des plus performantes du fait de la limitation des charges admissibles. Au fur et à mesure de leur montée en puissance, les nouveaux entrants se sont donc dotés de locomotives électriques, le plus souvent en recourant à la location d’engins.

Jusqu’à présent cantonnée aux automoteurs régionaux, la solution bimode est en train de faire son entrée dans le domaine du fret selon plusieurs logiques.

Les « petites bimodes »

La première est celle dite du « dernier kilomètre » (last mile) : il s’agit d’équiper une locomotive électrique d’un moteur Diesel de faible puissance pour accéder aux embranchements particuliers ou évoluer à faible vitesse sur les lignes dédiées fret à trafic restreint. Les puissances disponibles sont modestes, mais suffisantes pour évoluer à des vitesses inférieures à 60 km/h. Parmi les premiers engins de ce type, la Traxx Last Mile de Bombardier, présentée en 2011. Schématiquement, il s’agit plutôt d’embarquer dans une machine électrique de 5,6 MW un moteur thermique de 320 kW pour circuler à faible allure sur les lignes capillaires fret et éviter un relais traction coûteux en temps et en moyens. Bombardier en engrangé une quarantaine de commandes, principalement du loueur Railpool, et un succès en Israël.

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En apparence, pas beaucoup de différence entre une Traxx électrique et une Traxx last mile, hormis l'évolution esthétique de cette machine largement présente sur les rails européens. Le BLS a commandé ce type de machines pour développer ses activités. (photothèque Bombardier)

Vossloh, avant la reprise de ses activités par Stadler, avait développé une locomotive similaire, développant 700 kW en traction thermique et 4 MW en traction électrique, vendue à 10 exemplaires pour Direct Rail Services au Royaume-Uni.

A la quête de la locomotive « grande bimode »

Comme pour le transport régional de voyageurs, la bimodalité présente plusieurs avantages sur la polyvalence du parc et la possibilité de circuler en mode électrique dès qu'il y a des caténaires sur le parcours. Cette aptitude peut être mise à profit pour faciliter l'usage d'itinéraires alternatifs - pas toujours électrifiés - pendant des travaux de renouvellement. Cependant, cette polyvalence se traduit par une prise de poids de l'engin, alors que la modération de la charge à l'essieu est aussi un critère prépondérant pour circuler sur des lignes à l'armement faible à modéré. Pour compléter le panorama des injonctions contradictoires, l'augmentation du tonnage des trains implique une meilleure adhérence. La formule BB à 90 tonnes (pour respecter les 22,5 tonnes à l'essieu) parvenant à ses limites, il fallait alors revenir à la formule CC.

Ce type de machines a souvent mauvaise presse pour son agressivité sur la voie, mais la class 66 arrivée du Royaume-Uni a démontré la compatibilité du bogie à 3 essieux moteurs avec une sollicitation ajustée de la voie. L'Euro4000, qui est en quelque sorte sa descendante, a montré les progrès accomplis sur les chaînes de traction : avec 2,8 MW et un effort au démarrage de 500 kN, et un effort en régime continu accru de 50% par rapport aux Class 66, elle procure déjà des performances inédites, saturant les limites de résistance des attelages avec sa transmission triphasée.

Sur cette base, Vossloh a développé une palette de locomotives de nouvelle génération : une Euro6000, électrique, avec une puissance de 6 MW, mais aussi une EuroDual, ajoutant une puissance de 2,8 MW en traction autonome, pour constituer en quelque sorte le « couteau suisse de la traction », augmentant les tonnages remorqués et impactant positivement les coûts de production du ferroviaire tout en gérant la consommation de capacité de l’infrastructure (qui dit tonnage admissible accru dit massification des trains et donc dégagement de capacité pour d’autres circulations).

Maquette de l'EuroDual de Vossloh, travaillant sur la base de l'Euro4000. (photothèque Vossloh)

Le développement de ces locomotives « grandes bimodes » aurait donc pour effet non seulement d’abolir les frontières électriques et de faciliter un lissage des investissements d’électrification sans nuire aux performances du fret ferroviaire, de rationaliser les parcs des opérateurs en constituant un « couteau suisse de la traction » et d’augmenter les tonnages remorqués, impactant positivement les coûts de production du ferroviaire tout en gérant la consommation de capacité de l’infrastructure (qui dit tonnage admissible accru dit massification des trains et donc dégagement de capacité pour d’autres circulations).

Arrivée de l'EuroDual en France

La locomotive EuroDual prototype, acquise par VFLI, a reçu de l’EPSF le 14 juin 2019 son autorisation de mise en exploitation commerciale (AMEC)  sur le RFN.

Il s’agit de la première locomotive EuroDual produite par Stadler Rail, dite « EuroDual type 1 » chez Stadler, par distinction avec les séries suivantes ayant bénéficié de quelques évolutions par rapport au prototype. Depuis, le constructeur a reçu 39 autres commandes fermes au niveau européen pour des « EuroDual type 2 » dont 20 sur un marché-cadre de 100 locomotives avec la société European Loc Pool, proche de Stadler Rail.

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Chagny - 28 mars 2021 - La liaison Vittel - Arles est la première prestation d'une locomotive bimode en France. L'EuroDual de VFLI circule en traction thermique de Vittel à Merrey avant de passer en traction électrique. © B. Rapha

La famille est par ailleurs constituée de l’Euro 4001, purement thermique, commandée à 12 exemplaires en achat direct ou location par VFLI, et de l’Euro 9000, version électrique à 9 MW (!) commandée à 10 exemplaires par ELP pour permettre aux trains intermodaux de franchir dans de bonnes conditions le tunnel du St Gothard malgré leur forte résistance à l’avancement du fait des phénomènes aérodynamiques en tunnel.

Pour en revenir à l’EuroDual de VFLI, affichant 126 tonnes, soit 21 tonnes par essieu, les puissances de traction à la jante sont de :

  • 6170 kW sous 25 kV ;
  • 4100 kW sous 1500 V ;
  • 2450 kW en thermique : cette puissance est cohérente avec les 2,8 MW du moteur Caterpillar 16 cylindres C 175 normes Euro III b, équipant également les Class 68 anglaises. Elle montre le meilleur rendement de la chaine de traction ABB triphasé / triphasé par rapport à la chaine conventionnel triphasé / continu des Euro 4000, dérivée de celle des Class 66 et 77. En effet, l’Euro 4000 offre 2600 kW à la jante, pour 3178 kW au moteur Diesel, soit 150 kW de plus en puisance restituée pour 378 kW au moteur.
  • En mode hybride, combinant chaine 1500 V et groupe électrogène thermique, une puissance de traction de 6000 kW est offerte, permettant de bonnes montées en vitesse ou en rampe, même si la puissance absorbable à la caténaire est limitée par les possibilités de l'infrastructure.

L’EuroDual se caractérise enfin, toujours grâce à sa nouvelle chaine de traction, par des efforts de traction au régime continu dépassant tout ce qui est connu à ce jour en France, avec 405 à 430 kN selon les modes, à des vitesses s’echelonnant entre plus de 50 km/h sous 25 kV, plus de 35 km/h sous 1500 V et plus de 20 km/h en thermique, du fait des écartes de puissance.

performances eurodual

L’EuroDual va donc révolutionner les conditions de traction sur de nombreux axes, évitant de devoir raccourcir les convois ou recourir à des unités multiples, mêmes sur lignes à mauvais profil. Elle n’aurait ainsi par exemple aucune difficulté à emprunter le CNM avec les trains cargo d’hydrocarbures Fos – St Jory, où les BB 27000 sont trop justes pour faire face aux rampes de cet itinéraire.

On peut évoquer sa capacité à tracter 2050 t en simple traction sur la ligne Perpignan – Figueras avec ses rampes de 18 pour mille, là où les BB Traxx 186 ou BB 27000 ne peuvent prétendre qu’à des trains de 1300 t en US.

Il sera intéressant de voir la réaction des entreprises ferroviaires une fois confirmées en opérationnel ces caractéristiques, qui remettent en cause dans de nombreux cas l'intérêt d’acheter des UM de BB avec leurs 8 essieux, 4 cabines et 2 équipements de sécurité pour assurer des trains lourds, notamment en traction thermique.

Siemens investit le champ de la « moyenne bimode »

Elle crée un peu la surprise : en septembre 2020, Siemens et la DB ont signé le contrat de fourniture de 100 Vectron bimodes. De type BB et avec une masse de 90 tonnes, cette nouvelle locomotive est déclinée dans une version disposant de 2 MW en mode électrique sous 15 kV et 950 kW en mode thermique. La Vectron Dual Mode peut néanmoins développer jusqu'à 2 MW hors réseau électrique. Les aptitudes en traction électrique sont plutôt limitées et la puissance thermique semble plutôt destiné à de petits parcours à vitesse moyenne (60 à 80 km/h). Manifestement, la stratégie de la DB ne serait pas tant d'envoyer ces locomotives en pleine ligne avec des trains longs et à vitesse soutenue que d'assurer un brouettage sur des distances plus limitées et de tirer profit d'une relative standardisation avec les Vectron électriques série 193 qu'elle a déjà à son inventaire.

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Voici la première Vectron Dual Mode de Siemens, sur l'anneau d'essai de Wildenrath. Le choix d'un engin de puissance moyenne - en mode électrique, elle est l'équivalent d'une BB9400 française de 1959, et en thermique, l'équivalent d'une BB63000 - semble orienter cette commande vers des parcours limités de collecte de trafic vers les grands axes et la traction de trains de tonnage limité. © A. Scheïl - Railcolornews