Un siècle de vagues de fermetures
Parvenu à son apogée dans les années 1920, le réseau ferroviaire français d’intérêt général comptait alors environ 42 000 km de lignes, auxquels s’ajoutaient un peu plus de 20 000 km de chemins de fer départementaux.
En 2016, avec 28 808 km de lignes exploitées, dont 3380 km n’accueillant que des circulations de fret, le réseau ferroviaire est globalement revenu à son niveau de 1890. Si certaines lignes disparues ne devaient être réalisées que pour assurer l’élection d’un conseiller général ou d’un député, la plupart relevaient d’un schéma politique. Presque au même niveau que l’école, la gare était aussi une incarnation de la République restaurée en 1871. Les fermetures ont été généralement justifiées par :
- le déficit d’exploitation trop important ;
- le besoin d’investissement pour rénover des lignes parfois réalisées de façon très économique ;
- une vision politique confortant le centralisme parisien, incluant la conception du réseau de lignes à grande vitesse ;
- le développement de l’automobile et du camion, amenant logiquement à un repositionnement du chemin de fer au fur et à mesure de la démocratisation de ces modes de transport, mais soutenu à l’excès par idéologie.
Carte de l'indicateur Chaix de 1921 : l'apogée du chemin de fer en France... non sans quelques excès "électoralistes" en quantité non nulle. Les réseaux principaux totalisent 42 000 km et les chemins de fer secondaires dépassent les 20 000 km. Certaines lignes ne sont pas encore créées, mais cette carte donne déjà le vertige au regard de ce qui reste aujourd'hui... mais pour combien de temps ?
Une rupture industrielle et économique survint dans les années 1930. Alors que les compagnies subissent de plein fouet la hausse de leurs coûts (matières premières et salaires) et le plafonnement des recettes (par le blocage des prix pour lutter contre l’inflation), elles furent aussi confrontées aux pressions du lobby pétrolier, les mêmes qui provoqueront la chute des réseaux de tramways.
Les premières attaques contre le chemin de fer furent, tel l’ouvrage La mort du rail, signé Marcel de Coninck et paru en 1931, incarnèrent à leur paroxysme les élucubrations anti-ferroviaires de l’époque, parfois mâtinées d’une dose antirépublicaine à peine voilée (cet ouvrage ayant été publié par un des partis fascistes français).
Saint Cirq Lapopie - 1968 - Durant l'immédiat après-guerre, les solutions de matériel économique pour remplacer la traction vapeur ont essayé de sauver nombre de dessertes à trafic limité, mais la concurrence de la voiture et de l'autocar est devenue de plus en plus forte. (cliché X)
Un exemple parmi tant d'autres du maillage du territoire par les chemins de fer départementaux, avec ici une vue de la ligne Douarnenez - Audierne. Le chemin de fer a contribué à l'ouverture des territoires les plus excentrés, il a aussi accéléré la transformation sociale du pays dans le cadre de son industrialisation et de son urbanisation.
Le 19 avril 1934, le décret-loi de coordination rail-route devait organiser la complémentarité des modes de transport afin de réguler une concurrence anarchique entre des services d’autocars sans aucune tutelle et des services ferroviaires soumis aux politiques de blocage des prix. Il échoua, laissant le champ libre à des pratiques surréalistes de démarchage des voyageurs jusque dans les salles d’attente pour monter à bord des autocars plutôt que de prendre le train !
La création de la SNCF le 31 août 1937 prévoyait de nouvelles règles de coordination, moyennant des primes aux départements acceptant les suppressions ferroviaires. Le résultat fut spectaculaire : 9700 km fermés au 31 décembre 1939, auxquels s’ajoutent 4700 km ayant perdu leur service voyageurs. La guerre stoppa évidemment le processus.
Après la guerre, le chemin de fer connut d’abord une période de répit du fait de la persistance des rationnements, de la baisse du niveau de vie d’une partie de la population et de la priorité accordée aux reconstructions. Le chemin de fer était un élément majeur de ce dispositif et contribuait lui-même à la relance de l’activité industrielle, et incarnait, notamment avec le programme d’électrification, la modernisation de la France.
Autun - 1967 - Au chapitre des petits autorails destinés à diminuer les coûts d'exploitation dans le cadre du retrait de la traction vapeur, outre les FNC et autres "unifiés de 150 chevaux", les autorails Billard ont apporté leur pierre à l'édifice de restauration des omnibus après-guerre. © J.H. Manara
L’inflexion débuta au cours des années 1960, coïncidant avec la commercialisation de nouvelles automobiles accessibles au plus grand nombre, de camions à plus fort tonnage et d’autocars plus performants. Les fermetures de ligne s’intensifièrent, par la neutralisation d’une section centrale avant de faire dépérir les moignons extrêmes, ou en sous-estimant le trafic en ne comptabilisant que les voyageurs plein tarif. Généralement, la SCETA (Société de Contrôle et d’Exploitation des Transports Auxiliaires) récupérait le service en engageant des autocars Saviem S53 assez économiques.
Près de Clamecy - 1979 - Incarnation des omnibus sur le réseau rural des années 1950 aux années 1980, les X3800 ont assuré un service honnête sur la majorité des lignes françaises. Sur nombre de lignes, ils ont été l'ultime matériel roulant avant la mise sur route. © J.H. Manara
La deuxième saignée du réseau eut lieu entre 1969 et 1972 avec 6700 km de suppressions : la « Nouvelle Société » de Jacques Chaban-Delmas était très favorable, comme Georges Pompidou, au primat du transport individuel. En 1978, le rapport de Pierre Guillaumat préconisait le maintien de seulement 5000 km de voies ferrées et de 50 gares en France : s’il ne fut pas mis en œuvre stricto sensu, de nouvelles fermetures intervenaient à nouveau en 1980.
Les réouvertures annoncées en 1982 après l’alternance politique de 1981 n’eurent qu’un effet marginal sur la consistance du réseau. A un rythme plus modeste, la contraction se poursuivit jusqu’à la crise de 1995, suite à la révélation d’un projet de fermeture de 6500 km de lignes. La régionalisation engagée en 1997 freina nettement le déclin, sans pour autant totalement l’enrayer.
Pour aller plus loin, transportrail a consacré un dossier à l’histoire du transport ferroviaire régional depuis 1945.
Depuis, l’audit de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne, publié en 2005, marqua un tournant décisif, révélant le mauvais état du réseau ferroviaire, du fait d’un retard abyssal d’investissement de renouvellement, avec une moyenne de l’ordre de 500 km traités par an alors que le besoin nominal atteignait 1000 à 1200 km par an.
Cet audit mit également en lumière un outil d’évaluation stratégique du réseau : les « groupes UIC ».
Une classification absurde du réseau
Pays de Descartes, la France n’est pas toujours cartésienne, surtout en matière ferroviaire. Il n’existe pas de réelle classification du réseau à caractère stratégique fondée sur l’utilité, le potentiel et l’avenir de chacune de ses sections. Le seul outil français est inspiré de la fiche UIC 714 destinée à évaluer la sollicitation de la voie pour définir des politiques de maintenance sur la base d’un tonnage global pondéré par la vitesse et le nombre de trains. Comprenant 6 classes, la France l’a adapté en 1988 en créant 3 niveaux supplémentaires et en ajustant les seuils, pour être cohérent avec la nature réelle du trafic. Les « groupes UIC » sont une réalité franco-française et toute comparaison européenne est totalement vaine.
Sont ainsi considérées « structurantes » les lignes appartenant aux 6 premières catégories, soit environ 16 000 km. Le reste, soit un peu plus de 12 000 km, comprennent environ 9200 km ouverts à tous trafics et près de 3400 km parcourus uniquement par des trains de fret. Les premières sont désignées « lignes de desserte fine du territoire » et les secondes « capillaires fret ».
L’importance des catégories 7 à 9, totalisant 44% du réseau exploité, témoigne de la faiblesse générale de l’usage du réseau et relativise donc les propos le considérant saturé.
L’absurdité de la classification est aussi révélée par des détails : l’antenne de Malaunay à Dieppe (liaison Rouen – Dieppe) est considérée « desserte fine du territoire » jusqu’à Clères et « structurante » au-delà vers Dieppe, tout simplement car le trafic s’écoule sur 2 voies entre Malaunay et Clères, contre une seule au-delà ! Veynes – Gap est un isolat structurant au milieu d’un ensemble de lignes classées 7 à 9 par l’effet du tronc commun aux dessertes venant de Valence, Grenoble et Marseille.
Cette classification se traduit par des politiques de maintenance de l’infrastructure, et, dans une moindre mesure, d’équipement de la voie. Elle est donc nécessaire mais non suffisante compte tenu des contresens qu’elle provoque :
- les lignes des groupes 7 à 9 sont peu sollicitées et sont donc plus économiques à maintenir que les axes principaux ;
- une ligne avec beaucoup de trains de faible tonnage sera moins bien classée qu’une ligne peu circulée mais par des trains lourds : 1 train de fret de 1800 tonnes équivaut à lui seul à 12 circulations régionales en AGC. Pourtant, SNCF Réseau déplore le fait que chaque train de fret soit déficitaire au niveau des péages ;
- la généralisation en cours des automoteurs sur les liaisons régionales et nationales peut entraîner un déclassement de lignes classées 6 en 7, à trafic constant, alors que ces matériels sollicitent moins – ou différemment – l’infrastructure.
Arcachon - 1er mai 2017 - TER cadencé à la demi-heure avec du matériel à 2 niveaux et desserte TGV à raison de 3 allers-retours quotidiens n'y font rien : Facture - Arcachon est classée UIC 7. Et dans les années à venir, un petit sujet de renouvellement de la caténaire Midi à financer. © transportrail
Deauville - 18 août 2015 - 10 allers-retours TER et 3 Intercités : certes, le trafic n'a pas la vivacité de Facture - Arcachon, mais Lisieux - Deauville est à voie unique, ce qui fait que les 26 circulations empruntent la même voie... Là encore, UIC 7 ! © E. Fouvreaux
Tarare - 1er novembre 2014 - Avec 22 allers-retours TER Lyon - Roanne et Lyon - Clermont-Ferrand mais aussi 2 allers-retours Intercités Lyon - Nantes, soit près de 50 circulations, la section L'Arbresle - Le Coteau est elle aussi classée UIC 7. (cliché X)