Rive gauche, rive droite : plus qu’une frontière
Le chemin de fer en rive gauche du Rhin ne présente pas la même continuité technique et fonctionnelle qu’en rive droite, sur la Magistrale entre Karlsruhe et Bâle, l’un des axes les plus importants pour le trafic fret européen.
Sur le versant français, la rupture est très nette de part et d’autre de Strasbourg. La section sud est un axe structurant bien équipé, électrifié, apte à 200 km/h, drainant un trafic conséquent de voyageurs mais aussi de fret.
La section nord, quoiqu’à double voie, conserve un rôle d’intérêt local : elle fait partie de celles qu’on appelle lignes de desserte fine du territoire. Longue de 56,8 km, la ligne 33.7 (appellation des Chemins de fer de l’Est) n’est pas électrifiée mais dispose d’une signalisation moderne, ayant succédé en 2006 : BAL de Strasbourg à La Wantzenau et BAPR au-delà, jusqu’à l’entrée de Lauterbourg : la gare-frontière est en effet gérée par un block de voie unique allemand, avec signaux mécaniques. Strasbourg – Lauterbourg fut ainsi la dernière ligne exploitée en block manuel Alsace-Lorraine. Le rail n'est plus de première jeunesse : du 46 kg/m type Est, datant de 1937 à 1953...
Il faut aussi souligner que la ligne dispose d’un itinéraire dédié jusqu’à en gare de Strasbourg. Ligne de plaine, son profil est facile avec une rampe maximale de 3 / 1000. En 2019, la vitesse de la ligne est de 100 km/h de Lauterbourg à Bischheim et de 90 km/h jusqu’à l’entrée en gare de Strasbourg.
Rien à voir avec la rive droite du Rhin, à 2 ou 4 voies et des vitesses qui oscillent entre 140 et 200 km/h, voire même 250 km/h sur la paire de voie ajoutée pour le trafic rapide.
Initialement concédée aux frères Koechlin le 6 mars 1838, il fallut près de 40 ans pour que la ligne soit complètement réalisée : la Direction Générale Impériale des Chemins de fer d’Alsace-Lorraine la mit en effet en service le 25 juillet 1876. Huit ans plus tard, l'ouverture des ateliers de Bischheim donnèrent à la ligne un rôle supplémentaire.
La gare de Lauterburg, sans le "o", durant la période allemande. Le personnel pose pour la photo : les cartes postales ferroviaires de cette époque sont relativement rares dans cette région.
La ligne de Lauterbourg bénéficia d'une seconde voie pendant la première guerre mondiale pour faciliter le transport des troupes allemandes. La gare de Lauterbourg dut cependant être reconstruite suite aux dommages de guerre. A cette époque, la desserte voyageurs comptait 8 allers-retours pour Lauterbourg et un neuvième pour Roeschwoog.
Redevenue française, le réseau de l'Est décida dès les années 1930 de moderniser l'exploitation avec l'utilisation d'autorails Standard produits par De Dietrich. Avec la seconde guerre mondiale, les dommages touchèrent surtout les itinéraires complémentaires : si la ligne Haguenau - Reichstett ferma une première fois en 1939, les hostilités lui procurèrent un répit de 10 ans. En revanche, les sections Metzwiller - Seltz et Lauterbourg - Wissembourg furent supprimées en 1947.
Durant les années 1960, le développement du site pétrogazier de Reichstett, l'usine Rhône Gaz de Herrlisheim, celle de Bayer à La Wantzenau et la plateforme automobile de Lauterbourg procurèrent un regain d'activité du transport de marchandises. La ligne bénéficia alors du remplacement du block Alsace-Lorraine par du Block Manuel Unifié entre 1960 et 1968. A ces activités s'ajoutait aussi l'important trafic de permissionnaires de Spire et Landau. Néanmoins, le service régulier ne cessa de chuter, jusqu'à 5 allers-retours en 1990.
La section transfrontalière Lauterbourg – Berg ferma le 1er juin 1980. A la fin des années 1980, le devenir de la section française, au moins au nord de Roeschwoog, a commencé à être mis sur la sellette, dans le sillage des nombreuses fermetures intervenues dans l’Est, notamment dans les Vosges. Cependant, le soutien très précoce de l’Alsace au chemin de fer a permis à la ligne d’échapper à la spirale des fermetures avec une reconquête progressive de la clientèle par le biais d’offre supplémentaires, du renouvellement du matériel roulant, les X4300 cédant le terrain aux RRR puis aux générations TER modernes, notamment les X73500 et les AGC.
Lauterbourg - 4 juin 1991 - L'arrivée des RRR a constitué un premier pas dans l'amélioration des conditions de voyage, amorçant le remplacement des X4300 qui ne s'effaceront qu'avec les automoteurs modernes. © Ph. Richards
Côté allemand, la section frontalière rouvrit le 1er décembre 2002, conséquence bénéficie de la régionalisation du transport ferroviaire en Allemagne.
Munchhausen - 5 mars 2019 - Fin de carrière pour les RRR - certes modernisées - et les BB67400 quinquagénaires qui ont assurent leurs dernières prestations sur la ligne de Lauterbourg. (cliché X)
En 2019, la desserte voyageurs comprend 15 allers-retours de Strasbourg à Roeschwoog dont 9 sont prolongés à Lauterbourg avec un temps de parcours de 1h01. Le service est allégé à 8 allers-retours le samedi et 7 le dimanche. Les liaisons directes furent rétablies très récemment, le 6 mai 2017, avec 3,5 allers-retours le samedi et 4 le dimanche, entre mai et octobre, sur le parcours Strasbourg – Wörth.
Pour une ligne de desserte fine du territoire, le fret est assez présent, et c’est même l’une de ces lignes sur lesquelles il est le plus conséquent : outre les circulations propres à la SNCF pour l’accès aux ateliers de Bischheim, la ligne est utilisée pour accéder à l’usine Bayer de La Wantzenau et aux installations pétrochimiques de Herrlisheim et Reichstett, cette dernière bénéficiant cependant d’un ravitaillement par pipeline directement depuis la Méditerranée. L’usine Roquette à Beinheim est également embranchée sur la ligne. Enfin, Lauterbourg constitue un point de transit pour des acheminements automobiles et l’expédition de produits chimiques pour l’industrie plastique et l’agriculture. Bref, comme pour le trafic voyageurs, la vocation fret de la ligne Strasbourg – Lauterbourg est aussi très locale.
Lauterbourg - 24 juin 2003 - Ce train de houille sarroise quitte Lauterbourg en direction de Strasbourg. Les BB67400 strasbourgeoises ont été assez omniprésentes sur la ligne, surtout avec l'arrivée des RRR à la fin des années 1980, utilisant les creux de roulement du fret. © Trains en Voyage
Un maillon du RER strasbourgeois
Profitant d’un bon maillage du territoire par des gares plutôt bien placées, commodes d’accès à pied et en vélo, Strasbourg – Lauterbourg a un rôle à jouer dans la perspective du RER strasbourgeois. Le socle de trafic est important, avec 1,2 millions de voyageurs par an. La cible à moyen terme devrait s’appuyer sur une desserte périurbaine jusqu’à Roeschwoog qui devrait être cadencée à la demi-heure. Les installations sont compatibles avec un renforcement au quart d’heure entre Strasbourg et Herrlisheim.
La ligne bénéficie d’une double connexion au réseau de tramways strasbourgeois, à la gare centrale évidemment mais aussi à Hoenheim, terminus de la ligne B. Cependant, le confort de cette gare est assez minimaliste et on y constate assez régulièrement des « incivilités ».
Hoenheim - 14 mars 2019 - Arrivée d'un AGC pour Lauterbourg à Hoenheim, pôle d'échanges jugé novateur en 2000 lors de la mise en service de la deuxième ligne de tramways de Strasbourg. Le confort des voyageurs en attente du train a été un peu négligé par les améngements minimalistes réalisés. © transportrail
La section septentrionale, entre Roeschwoog et Lauterbourg, conserve évidemment une forte dépendance à la dynamique strasbourgeoise, même si son trafic ne pèse que le quart du flux total de voyageurs de la ligne. La gare de Lauterbourg ne présente cependant pas les meilleures conditions d’accueil : quais très bas, en terre battue, peu d’abris. L’amateur notera la persistance des signaux mécaniques. A minima, une desserte à l’heure apparaît une cible adaptée à moyen terme sur cette section, contre 9 allers-retours en 2019 : combler les creux de desserte de 4 heures en heures creuses semble une mesure prioritaire. On ne compte en effet qu’un seul train au départ de Strasbourg pour Lauterbourg entre 7h23 et 15h23, à 11h23, qui en sens contraire essaie de combler le vide de desserte au nord de Roeschwoog entre 8h39 et 16h38.
En complément de ces 9 allers-retours, 6 rotations sont actuellement assurées par train jusqu'à Roeschwoog. Une cadence à la demi-heure sur cette section devrait constituer l'objectif. Au-delà, la perspective d'une cadence au quart d'heure supposerait un troisième terminus intermédiaire à Herrlisheim.
Le temps de parcours de 1h01 attire l'oeil averti : une accélération de la desserte pour descendre à environ 52 minutes serait évidemment souhaitable, pour cadencer la desserte avec 2 rames pour assurer une cadence horaire de bout en bout. L'optimisation des performances de la ligne dans le cadre du renouvellement de l'infrastructure serait donc naturellement à rechercher, mais on peut aussi envisager une dissociation de l'offre, en lien avec le RER strasbourgeois, avec une mission Lauterbourg accélérée en parallèle à la création d'une mission périurbaine dédiée jusqu'à Herrlisheim ou Roeschwoog.
De nombreuses questions transfrontalières
La Région Grand Est et les Länders voisins sont engagés dans une démarche visant à s’affranchir progressivement des frontières administratives et techniques pour développer des dessertes transfrontalières plus attractives, envisageant même les conditions d’un appel d’offres groupé pour l’exploitation, avec l’ouverture à la concurrence du marché français. La liaison Strasbourg – Wörth en fait déjà partie, comme les autres lignes du Nord Alsace vers Wissembourg et Niederbronn,. Dans cette perspective, on pourrait même espérer à terme rejoindre directement Karlsruhe.
Lauterbourg - 14 mars 2019 - Terminus, tout le monde descend, surtout la bonne radée qui mouille même l'objectif du photographe ! Le revêtement des quais de gare est quelque peu spongieux... © transportrail
Lauterbourg - 14 mars 2019 - Et voici la frontière ferroviaire : nous sommes en France mais la signalisation est déjà polyglotte, avec des signaux mécaniques allemands et des tableaux indicateurs de vitesse français. On notera aussi sur les candélabres les adhésifs réfléchissants de repère d'arrêt des trains selon leur longueur (ici un repère 150 m), solution très germanique qui commence à être déployée en Alsace. Le 628-445 arrive de Wörth : cette desserte est cadencée à l'heure toute la journée. © transportrail
Lauterbourg - 10 octobre 2018 - Dernière courbe avant l'entrée en gare, derniers signaux français dans cette zone mixte aux limites du réseau ferroviaire français. © J. Klumb
Il faudra pour cela se doter d’un matériel apte à circuler en Allemagne : la Région en profite pour placer le Régiolis d’Alstom, produit local assemblé à Reichshoffen sur la ligne de Niederbronn. Il devrait être bimode et bicourant (25 kV français et 15 kV allemand). Pour verdir l’exploitation, la conversion au biocarburant pourrait être engagée… mais il n’est pas inutile de s’interroger sur l’hypothèse d’électrification de la ligne.
Pour les seuls besoins voyageurs, on pourrait considérer lune courte section de caténaires jusqu’à La Wantzenau, pour assurer la sortie de la zone dense de Strasbourg en traction électrique, et on misera sur les recherches en cours pour l’utilisation de carburants alternatifs au gasoil afin de verdir l’exploitation du transport régional.
Au-delà, le seul trafic voyageurs semble insuffisant pour motiver une électrification. Le fret pourrait être un levier décisif, si la ligne était utilisée comme itinéraire de délestage de la rive droite du Rhin et jouer la carte d’une solidarité ferroviaire franco-allemande. Toutefois, plusieurs points sont à prendre en compte, de nature à tempérer certaines ardeurs :
- la section allemande de Lauterbourg à Wörth est à voie unique ;
- la traversée de la gare de Strasbourg ne serait pas des plus faciles : pas moyen d'emprunter le contournement ouest de la gare ;
- la section Strasbourg - Mulhouse - Bâle dispose d'une capacité de 2 trains fret / heure / sens, qui est déjà bien utilisée.
Cependant, on a vu avec l’accident de chantier de Rastatt l’extrême fragilité du système ferroviaire rhénan sur un axe d’une importance capitale pour les flux logistiques européens. La ligne de Lauterbourg a été utilisé autant que possible, c’est-à-dire assez peu, d’autant qu’il fallait procéder à un ballet de locomotives pour circuler en traction Diesel sur la ligne 33.7… et disposer de conducteurs parlant français. Démonstration que l’Europe ferroviaire a encore quelques marges de progression…
La locomotive bimode pourrait constituer une alternative, mais elle n’est pas forcément justifiable sur l’ensemble des trains. Dans ces conditions, développer le fret sur la ligne de Lauterbourg pourrait impliquer une électrification, à condition tout de même d’en limiter les coûts dans une démarche de conception frugale… et de lever une série d’obstacles techniques, administratifs et humains…
Lauterbourg - 21 septembre 2017 - L'incident de chantier à Rastatt a entrainé la déviation de 5 à 6 trains de fret par jour via la France dans des conditions assez rocambolesques, parce qu'il fallait trouver des locomotives Diesel, aptes à circuler en France et en Allemagne, avec des conducteurs français... et composer avec les circulations régulières sur la ligne. Ici, ce sont 2 DE18 Europorte, récemment livrées, qui entrent en gare en venant d'Allemagne. © R. Reiss
Lauterbourg - 21 seprembre 2017 - Tombereaux et wagons bâchés sont à leur tour en train d'entrer en France, au crochet d'une BB75000 de la SNCF. L'affaire de Rastatt a mis en évidence non seulement des problèmes de conception de projet côté allemand mais aussi et surtout la grande fragilité de ce corridor européen par l'absence d'itinéraire alternatif commode. La ligne Strasbourg - Lauterbourg pourrait être celui-ci... à condition de renforcer significativement son équipement. © R. Martin
En revanche, la réflexion sur la mise à voie unique de la section Roeschwoog – Lauterbourg semble d’emblée à mettre en sommeil : l’économie générée sur la voie serait probablement plus que consommée par les reprises sur une signalisation encore très récente. Par conséquent, l’opération prioritaire de renouvellement de l’infrastructure, et surtout de la voie, devrait logiquement concerner les 2 voies. Les potentialités de relèvement de vitesse sont assez limitées compte tenu de la politique d’arrêt omnibus et d’un parcours comprenant de nombreux arrêts, en moyenne tous les 4 km.
Une ligne régionalisée ?
C’est donc par un effet-fréquence et un renforcement du maillage avec le Land de Rhénanie-Palatinat que pourra être envisagé l’avenir de la ligne Strasbourg – Lauterbourg, notamment dans la perspective d'ouverture à la concurrence, dans laquelle s'est engagée la Région Grand Est : les lignes du Nord Alsace font partie d'un des premiers lots de lignes concernés par cette nouvelle étape du transport ferroviaire régional, caractérisé par le souci d'une coopération transfrontalière et d'une procédure qui pourrait être groupée avec le Land.
La Région Grand Est souhaite demander à l'Etat de devenir gestionnaire d'infrastructure de cette ligne à la place de SNCF Réseau, en application de l'article 172 de la Loi d'Orientation sur les Mobilités, mais la perspective de développement du fret pourrait contrarier cette requête, puisque l'opérateur intermodal suisse Hupac a demandé en 2021 les conditions pour dévier une partie de son trafic par la France, au regard des difficultés à insérer de nouveaux sillons côté allemand...