L'aventure du turbotrain (1) : naissance et apogée
1970-2020 : il y a 50 ans, les premiers turbotrains étaient mis en service entre Paris et Cherbourg. Ils ont incarné, 10 ans avant le TGV, une facette de la modernisation du service voyageurs, par l’amélioration des performances et du confort. Nés alors que la question pétrolière était ignorée, ils payèrent assez rapidement les conséquences du renchérissement du prix du pétrole : le turbotrain devait être la solution pour éviter les grandes électrifications tout en accélérant les services rapides et express… mais le contexte géo-stratégique en décida autrement. En revanche, introduisant une première nuance d’orange, très en vogue à l’époque, ils ont ouvert la voie à la démarche esthétique du TGV.
La vitesse et la légèreté
L’aérotrain, qu’on érigeait alors en solution d’avenir, s’appuyait sur la turbine aéronautique, ce qui motivait la SNCF à l’intégrer dans ses recherches sur les hautes vitesses mais sans recourir à la traction électrique. L’adoption de la turbine à gaz aéronautique procède de la recherche d’un nouvel optimum entre la masse, la puissance et la vitesse. La turbine réduisait des deux tiers la masse de la motorisation : le moteur Diesel classique, trop lourd, resait à quai.
Dans un premier temps, la SNCF allait lancer une expérimentation grandeur nature sur un autorail : elle choisissait un EAD, l’X4365, devenant un véritable laboratoire. Présenté le 24 mars 1967, il effectuait ses premiers essais au moment où le Capitole faisait ses premières pointes à 200 km/h en Sologne.
Saint Saviol - 1973 - Le TGS, après avoir mis au point les ETG et les RTG, connut une carrière atypique et brève : placé en utilisation spéciale, il assurait des prestations d'affaires et des circulations de personnalités. (archives SNCF)
L’X4365 était équipé d’une turbine Turmo III développant 860 KW et sa carrosserie modifiée pour en améliorer les caractéristiques aérodynamiques : pas question de se contenter des 120 km/h du maigre moteur Poyaud qui était tout de même conservé pour les démarrages et parer à toute éventualité. La turbine était en effet implantée dans l’ancienne remorque. L’engin ainsi transformé disposait d’une puissance massique de 14,4 kW / tonne et était ainsi calibré pour 225 km/h. En réalité, il ira bien au-delà : 235 km/h le 18 avril 1968 en Sologne dès la première campagne. Testé en reproduisant les conditions d’exploitation de Paris – Cherbourg, il circula en pointe à 225 km/h et assura une vitesse moyenne de 139 km/h. Son record fut porté à 240 km/h le 21 février 1969, toujours en Sologne. La motorisation engloutissait quand même 1,7 litre de gasoil au kilomètre pour une marche à 135 km/h de moyenne.
Courant 1969, la puissance de la turbine fut portée à 950 kW, et les essais en Sologne portaient le record de vitesse à 244 km/h (le 28 mai 1969). Deux ans plus tard, une nouvelle turbine Turmo X de 1150 kW fut installée. Le 19 octobre 1971, l’autorail baptisé TGS (Turbine à Gaz Spécial) atteignait 252 km/h.
ETG : la première génération
Pour une première application commerciale, la SNCF était tout de même prudente et cherchait une solution à moindres aléas… mais rapidement opérationnelle. Ainsi, elle notifiait en novembre 1969 un premier avenant au marché des autorails EAD pour 10 rames comprenant une motrice Diesel de 330 kW, une motrice avec turbine et 2 remorques dont une avec une cuisine. La réalisation était évidemment confiée à ANF. L’atelier SNCF du Mans se chargeait de l’introduction de la turbine à gaz.
L’élément quadricaisse ainsi formé comprenait 132 places en 2nde classe et 56 en 1ère classe. Les rames étaient initialement numérotées X4701-4801 (4700 pour la motrice Diesel, 4800 pour la motrice turbine) avant d’être intégrées dans la nouvelle série T1000 (turbine) – T1500 (Diesel) compte tenu des commandes d’EAD. La face avant reprenait le profil adopté sur les X4200 panoramiques et les RGP monomoteurs. Le bogie des EAD était simplement adapté pour améliorer le confort à 160 km/h.Le système de freinage était également modifié avec notamment l'installation de patins électromagnétiques.
L’intérieur des rames était plus soigné avec une conception assez proche des voitures USI alors en cours de livraison. La puissance de la turbine Turmo III était réglée à 820 kW.
Le 15 mars 1970, les premiers ETG – Eléments à Turbine à Gaz – faisaient leurs débuts sur la ligne Paris – Cherbourg, faisant sensation pour leur allure moderne, incarnée par cette première variante de teinte orangée dite « orange soleil » mariée au « blanc ivoire », rompant avec le vert wagon du matériel préexistant (Saucisson Ouest et premières USI).
Lisieux - 1970 - Qui dit Paris - Caen - Cherbourg dit Sainte Thérèse de Lisieux... L'ETG résulte esthétiquement du mélange des EAD et des autorails X4200 dont ils ont repris la face avant très adaptée pour la circulation à vitesse soutenue. Malgré le noir et blanc du cliché, l'allure de la rame apparaît nettement plus égayée que les traditionnelles livrées vertes du matériel remorqué. (archives SNCF)
Voir le reportage (en couleurs) du journal 24 heures sur la 2 et le reportage du journal Télé-Soir (sur la première chaîne donc à l’époque en noir et blanc) du 14 mars 1970, à la veille de cette mise en service. Notez que les 2 rédactions de l’ORTF ont couvert en même temps l’événement… avec des sujets différents, mais le même ingénieur de la SNCF !
Aménagement de seconde classe d'un ETG, qui rompt assez nettement avec le niveau de confort des EAD dont il est issu. Les sièges sont assez similaires à ceux installés dans les voitures USI alors en cours de livraison. (archives SNCF)
Cliché de communication institutionnelle de la SNCF : espace restaurant dans les ETG, montrant que ces trains offraient un niveau de services comparables aux grands trains. Une autre époque... (archives SNCF)
Ils remplaçaient les RGP monomoteurs et les rames tractées vieillissantes confiées à des A1A-A1A 68000. Au nouvel horaire de septembre 1970, les 10 éléments étaient tous livrés : Paris était alors à 1h49 de Caen et à 3h02 de Cherbourg contre 3h49 en RGP et 3h58 en rame), avec un minimum d'investissements sur l'infrastructure, grâce à la légèreté et aux capacités de freinage des ETG : les relèvements de vitesses étaient obtenus sans renouvellement de la voie ni reprise des distances d'annonce de la signalisation.
Résultat, en moins d’un an, le trafic a augmenté de 25%. Face à ce succès, la SNCF commandait 4 éléments supplémentaires en mars 1971, car le parc initial abattait des moyennes mensuelles de 45 000 km. Livrées en 1972, elles autorisaient un renforcement de la desserte à 15 allers-retours pour Caen dont 5 pour Cherbourg et 1 pour Deauville, nécessitant 11 rames en roulement, sans compter les jumelages de plus en plus fréquents. La SNCF recourait aux RGP1 modernisées (troquant le vert pour l’orange) qui soutenaient tout de même assez mal la comparaison.
Sur la ligne Paris - Cherbourg - 1970 - Les ETG ont fait gagné du temps non seulement par l'accélération des relations mais aussi par leur intensification grâce à un service doté de 15 allers-retours. Le succès ne s'est pas fait attendre. (archives SNCF)
Dès le début de l’année 1973, le sort des ETG en Normandie était scellé car avec 70% d’augmentation du trafic en 2 ans et demi, ces rames devenaient insuffisamment capacitaires et les jumelages onéreux puisque mobilisant 2 conducteurs. Ainsi, la seconde génération de turbotrains allait arriver en Normandie. Les ETG partaient en région lyonnaise et en Savoie dans le courant de l’année 1975.
Elisant provisoirement domicile à Lyon-Vaise en attendant la fin des travaux d’équipement à Vénissieux, elles allaient investir les liaisons Lyon – Grenoble (16 allers-retours) et Lyon – Chambéry – Annecy (5 allers-retours) et sur le sillon alpin (3 Genève – Valence, 1 Valence – Grenoble et 1 Annecy – Valence) en tirant profit des relèvements de vitesse opérés sur ces axes. Bilan, des gains moyens d’un quart d’heure et des express Lyon – Grenoble tracés avec un seul arrêt en 1h15, soit 6 minutes de moins qu’avec une RGP1, du fait de sections rectilignes moins importantes.
Au nord du lac du Bourget - 1981 - Après les jours fastes sur les liaisons Paris-Normandie, les ETG ont quand même eu une belle carrière entre la vallée du Rhône et les Alpes, accompagnant l'arrivée du TGV avec des correspondances assurées à l'aide d'un matériel assez confortable et performant. (archives SNCF)
RTG : la consécration
La seconde génération de turbotrains visait plus haut non sans cultiver un certain paradoxe : conçue pour une vitesse de 200 km/h, cette série allait d’abord s’installer sur 3 transversales Lyon - Strasbourg, Lyon - Nantes et Lyon - Bordeaux. Au total, 39 rames en 5 tranches ont été commandées entre 1970 et 1974. Elles étaient composées de 5 voitures dont 2 motrices avec Turmo III de 850 kW, accompagnées d’un petit turbomoteur Astazou de 320 kW pour les auxiliaires. Avec 1700 kW, les RTG étaient donc taillées pour 200 km/h, mais elles ne mirent jamais cette aptitude à profit. Elle desservit même les RTG lors des démarrages et dans les rampes, en particulier sur Lyon - Bordeaux.
Le prototype RTG01 sortait en juillet 1972, 3 mois après un certain TGV001, lui aussi à turbine à gaz… Au cours des essais dans les Landes, en composition réduite à 3 caisses et avec un carénages des traverses de tamponnement, la vitesse de 250 km/h a été atteinte et même 260 km/h avec l’essai d’une turbine Turmo XII de 1050 kW.
Pendant ce temps, la SNCF opérait des travaux de relèvement de vitesse sur le parcours Lyon - Nantes, autorisant les futures RTG à des vitesses accrues de 10 à 20 km/h.
Avec 280 à 300 places selon l’aménagement retenu, les RTG apportaient aussi un confort accru par un bogie encore meilleur (par une accroche de suspension secondaire très haut placée dans la caisse) et la climatisation des salles voyageurs dans les 2 classes (devançant ainsi les voitures Corail). Les portes louvoyantes-coulissantes étaient très commodes d'usage, bien plus sur les ETG (qui avaient hérité des portes des EAD) : au passage, la porte Mielich des Corail fut une régression liée à la maîtrise du coût. Les RTG arboraient une nouvelle livrée mariant le « jaune orangé » et un « gris inox » qui résista mal au temps, et alors remplacé au fil du temps par un gris « béton ». L’ensemble restait de bel effet.
Intérieur de première classe d'une RTG, avec des couleurs chaudes, un peu salissantes tout de même, mais avec un confort n'ayant rien à envier aux voitures Grandes Lignes, même aux Corail contemporaines. Par la suite, ces espaces très salissants adoptèrent des rideaux et tétières rouges et des sièges marrons. En seconde classe, disposition en 2+2 avec sièges en texoïd brun clair. (archives SNCF)
Le premier roulement en juin 1973 envoyait les rames vers Strasbourg, avec un gain de 18 minutes sur les RGP1, abaissant le temps de parcours sous les 5 heures, et vers Nantes, avec un gain de 38 minutes et un chrono record de 6h07 inégalé depuis, alors que les vitesses autorisées sont plus élevées aujourd'hui et que les matériels qui ont pris la relève sont plus performants en cours. Engagées ensuite vers Bordeaux via Montluçon, le gain de temps était là aussi de 38 minutes par rapport aux RGP1, mais les relations étaient amorcées à Lyon et non plus à Genève. Les RTG permirent de tracer les trains en 7h23, incluant les 4 rebroussements à Périgueux, Saint Sulpice Laurière, Gannat et Saint Germain des Fossés.
Libourne - Août 1979 - Dans leur première configuration, les RTG arboraient une livrée orange et gris métallisé du plus bel effet. Cet élément assure une relation Lyon - Bordeaux. Après la traversée du Massif Central, le conducteur va pouvoir attraper sans difficulté les 160 km/h sur cette section la plus rapide du parcours. © G. Meilley
Devant le succès de fréquentation, la relation Lyon - Nantes dut se résoudre à abandonner les RTG, emportant également les express Nantes – Tours en complément : à l’été 1977, la relation passait aux nouvelles voitures Corail associées à des CC72000, moyennant une détente de l’horaire d’une petite dizaine de minutes. Rançon du succès et nécessité de disponibiliser des rames pour renforcer les relations vers Bordeaux et Strasbourg, sur lesquelles le recours à la rame tracée aurait lourdement impacté les temps de parcours.
Tarare - 19 juillet 1985 - Un couplage de RTG pour Bordeaux attaque les choses sérieuses : passée la gare de Tarare, son tunnel et son viaduc, la turbine va devoir développer toute sa puissance pour affronter les 28/1000 de la rampe des Sauvages. L'absence des câblots frontaux pour l'unité multiple trahit le recours onéreux au couplage avec un mécanicien par rame. © M. Van der Velden
En revanche, le roulement vers Bordeaux était étoffé de tournées Bordeaux – Toulouse, du moins jusqu’en mai 1980, date à laquelle la section fut électrifiée. En compensation, les RTG s’emparèrent de liaisons Lyon – Grenoble.
Saint Bonnet de Rochefort - 9 septembre 1991 - Les viaducs auvergnats, ici celui de Neuvial, ont été l'un des points de vue préférés des amateurs pour prendre quelques photos des turbotrains sur la relation Lyon - Bordeaux. © M. Van der Velden
Il fut aussi envisagé d’introduire les RTG sur Lyon – Bordeaux via Clermont-Ferrand et Ussel, en remplacement des RGP2, mais la SNCF préféra leur confier quelques express Bordeaux – La Rochelle et Lyon – Annecy.
Evidemment, le premier grand acte de la carrière des RTG fut leur arrivée en Normandie, prenant la succession des ETG à partir de 1975 vers Caen, Cherbourg et Deauville. Depuis le dépôt de Caen, les RTG prenaient aussi place sur la transversale Caen – Tours, en septembre 1977, où le temps de parcours put être abaissé à 2h30 (lui aussi inégalé 40 ans plus tard…). Face au succès commercial, y compris pour des déplacements quotidiens (les fameux « turboprofs » domiciliés à Paris et enseignant à Caen), la SNCF se résolut à détricoter quelques RTG le vendredi pour les porter à 6 caisses uniquement pendant le week-end.
Lisieux - 6 août 1986 - Deux RTG en direction de Paris viennent de franchir la gare de Lisieux, sous une sainte protection, comme pour les ETG précédemment illustrés. Les excellents chronos obtenus par ces trains sont à mettre à l'actif d'une conception horaire plus tendue avec une moindre marge de régularité (3 minutes aux 100 km au lieu de 4,5 aujourd'hui) et des temps de stationnement limités à une minute. © M. Van der Velden
Heureusement, la solution n’allait pas durer et les RTG allaient être adaptées d'abord pour le jumelage, puis pour la marche en unité multiple entre 1985 et 1987. Circulant invariablement vers Caen et Cherbourg, mais aussi Deauville et même Cabourg aux beaux jours, les RTG étaient cependant remplacées sur certains trains de fin de semaine par des rames tractées avec des A1A-A1A 68000 BB67400, récupérées par l'électrification de Bordeaux - Montauban, moyennant une sérieuse détente de l’horaire.
Autre modification, et d'importance, sur les RTG, mais opérée entre 1981 et 1985, le remplacement d'une des turbines Turmo III par une Turmo XII de 1150 kW afin de réduire la consommation de carburant en limitant les plages d'utilisation des 2 équipements et les nuisances les accompagnant. Ainsi, en pleine ligne une fois lancées, seule la Turmo XII était utilisée. La Turmo III servait au démarrage dans les gares, en particulier quand elles avaient une verrière, et en appoint pour les montées en vitesse.
Paris Saint Lazare - 1er mars 1981 - Batterie de RTG sous les verrières parisiennes. Celle du milieu porte encore la livrée avec du gris métallisé. Pour limiter les nuisances sonores - et olfactives - au démarrage, les mécaniciens utilisaient une seule turbine dans Paris, et systématiquement le Turmo III après l'installation d'un Turmo XII, plutôt utilisé en pleine ligne. © M. Van der Velden
Les RTG normandes allaient aussi s’offrir quelques escapades au Nord, moyennant l’emprunt de la Petite Ceinture pour relier les gares Saint Lazare et du Nord. Dès 1976, elles furent engagées sur 3 allers-retours Paris – Amiens – Calais Maritime avec un gain de temps de 17 minutes par la suppression du relais-traction. A l’époque, ces trains donnaient correspondance aux ferries vers l’Angleterre. Elles furent ensuite engagées sur les liaisons vers Boulogne Aéroglisseurs, toujours pour le trafic vers l'Angleterre. A compter de 1981, elles assurèrent quelques rotations Paris – Laon, domaine privilégié des X4500.
La SNCF planchait sur d’autres affectations, notamment sur Paris – Bâle et Paris – Nevers, via Moret : la section Moret - Nevers ne figurait pas dans les projets d'électrification, la SNCF privilégiant le passage par Vierzon. Pour l'anecdote, c'est l'alternance politique de 1981 qui impulsa le changement de posture...
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