"Ce petit train, primitif et irrégulier, à la lenteur légendaire, n'est pas un express. Il lui faut plus de trois heures pour parcourir, fumant, soufflant, sifflant, grinçant, cahotant, les vingt-cinq kilomètres qui séparent à vol d'oiseau ses deux points terminus. C'est lui toutefois, qui a modifié la physionomie du pays, provoqué le développement de ses cultures maraîchères et déversé sur ses rivages, à la belle saison, un nombre toujours croissant d'étrangers." Pierre Birette
Vue rare d'un autorail sur le fameux viaduc de Fermanville, sur la ligne Cherbourg - Barfleur.
Valognes - Barfleur, Montebourg – Saint-Martin d’Audouville
Avec la mise en service en 1858 de la liaison Caen - Cherbourg, traversant les zones marécageuses du Cotentin, était achevée la radiale Paris – Cherbourg. Près de 30 ans plus tard, en 1886, Montebourg et Valognes devenaient des points de correspondance vers les ports du Nord-Est du Cotentin avec la mise en service par la Compagnie des Chemins de Fer Départementaux (CFD) d’un petit réseau de 44 km en Y. Les deux lignes se rejoignaient à Saint-Martin d’Adouville, où était implanté le dépôt-atelier, avant de rejoindre Saint-Vaast-la-Hougue et, après un rebroussement, Barfleur.
Gare de Saint-Vaast-la-Hougue. Le 27 août 1886, un article du Journal de l’arrondissement de Valogne était consacré à la ligne nouvellement mise en service : « Dimanche dernier, les régates de Saint-Vaast (…), la ligne Valognes-Montebourg à Saint-Vaast a délivré dimanche matin au moins 800 billets, et le service a été fait avec une parfaite régularité (…) Le train du soir ramenait à Valognes plus de 250 voyageurs. Dimanche 5 septembre, bonne journée encore, c’est le tour des régates de Barfleur. Notre nouvelle ligne va bien. »
Saint-Vaast-la-Hougue - 7 juillet 2015 - L'ancien bâtiment voyageurs est encore aisément reconnaissable, à deux pas du port et du fort de la Hougue. © transportrail
Le port de Barfleur vers 1900. Les équipements terminaux permettaient de charger les marchandises. La gare de voyageurs était située à quelques centaines de mètres, près de l'hôtel Moderne.
Un train au départ de la gare de Barfleur, à destination de Valognes.
Quatre à cinq trains par jour desservaient chacune des branches et participaient ainsi de manière déterminante au développement économique de la région, acheminant voyageurs et marchandises. Malgré des correspondances peu efficaces et des retards fréquents, la ligne rencontrait un certain succès, notamment auprès des pêcheurs, des éleveurs et des maraîchers. Dans les années 1900, environ 500 tonnes de choux et choux-fleurs du Val de Saire étaient embarqués annuellement en gare de Valcanville.
Entre Quinéville et Barfleur, le parcours côtier permettait également la desserte de nombreuses plages, constituant un atout bien compris des collectivités mais pas toujours valorisé de manière optimale. La Vigie de Cherbourg, dimanche 16 juillet 1899, alertait : « La compagnie des chemins de fer départementaux a modifié depuis le 1er juillet la marche de ses trains entre Valognes, Montebourg et Barfleur… Le nouvel express partant de Paris à 7h55 du matin et arrivant à Valognes à 2h20, ne trouve pas de train correspondant. Les voyageurs doivent attendre à Valognes 3h15. Aucun Parisien ne viendra sur nos plages. »
Cherbourg – Barfleur
« Lorsque l’on pénètre dans le Val de Saire par la voie ferrée de Cherbourg - Barfleur, on peut croire un instant s’être trompé de chemin et aborder un coin de la Hague. Jusqu’à Fermanville, le petit train côtoie le rivage, et le voyageur jouit d’un spectacle grandiose. Sur la gauche, c’est à perte de vue l’azur majestueux et apaisant de la mer ; plus près, le ressac des vagues sur les âpres roches de cette côte tourmentée les empanache sans cesse d’écume. Sur la droite, tandis qu’on passe à Maupertus, Fermanville, Carneville, l’œil aperçoit surtout un sol rocailleux, des vallées profondes, des landes incultes où ne fleurissent que la bruyère et l’ajonc. On se figure être à cent lieues de la plaine fertile du Val de Saire, qui est pourtant toute voisine. Entre Fermanville et Carneville, on franchit la pittoresque vallée des Moulins (où habita Marie Ravenel) sur un beau viaduc de 20 arches, haut de 32 mètres et long de 245. » Charles Birette, 1931, Le Val de Saire illustré.
Dans le phare de Gatteville, les plans de la côte mentionnent les lignes de chemin de fer. En rouge, le Cherbourg - Barfleur, et en vert les autres installations ferroviaires, dont celles des Chemins de fer de l'Ouest vers l'arsenal et le port de Cherbourg, mais aussi, à droite, la ligne de Valognes à Barfleur.
Le 19 octobre 1900, le conseil municipal de Cherbourg votait une subvention de 150 000 F pour la construction de la ligne Cherbourg – Barfleur, prolongeant la ligne Montebourg / Valognes - Barfleur. Déclarée d’utilité publique en 1904, construite à partir de 1907, elle fut ouverte en 1911 par la compagnie des chemins de fer de la Manche (CFM).
Cinq trains par jour assuraient la desserte, en 1h27 environ pour 31 km de trajet - Horaires pratiqués par les CFD et les CFM en 1914
Depuis la gare de Cherbourg (où elle était raccordée au réseau de l’Etat), la ligne traversait d'abord les faubourgs, puis grimpait le long de la côte, nécessitant le percement en tranchée du rocher du grand Castel et la construction du remarquable viaduc maçonné de Fantosme, franchissant la vallée des Moulins.
La gare de Cherbourg-Barfleur. Le bâtiment est toujours présent : il accueille aujourd'hui le bureau de vente des autocars départementaux. A la place des voies ferrées : un vaste boulevard...
Un train mixte marchandises-voyageurs sur le viaduc de Fermanville, en direction de Cherbourg.
Viaduc de Fermanville - 3 mai 2014 - L'ouvrage, bien conservé, est aujourd'hui emprunté par des randonneurs. © transportrail
La deuxième partie du parcours était plus sereine, desservant de multiples localités (29 haltes sur le parcours). A Gatteville-Phare, peu avant le terminus Barfleur où la ligne se raccordait à celle des CFD, se trouvait le dépôt et la direction du réseau jusqu'en 1926.
Le dépôt de Gatteville gérait 5 locomotives 030T Weidknecht, 19 voitures, 5 fourgons et 36 wagons.
Vie et démantèlement du réseau
Après rachat de la CFM par le département, la ligne Cherbourg - Barfleur fut confiée en 1926 à la Compagnie des Tramways normands (TN) qui, fusionnant avec les CFD, deviendra en 1928 la Compagnie des Chemins de fer normands (CFN), filiale du groupe autocariste SCF Verney.
Sous l’impulsion des CFN apparurent de nouveaux véhicules sur la ligne, avec la mise en circulation d’automotrices à essence construites sur châssis de camions américains GMC et leurs remorques, puis d’autorails diesel de conception Verney.
Cependant, les difficultés financières de la compagnie continuèrent de s’accroître, conséquences d’une concurrence routière grandissante (en partie organisée par la compagnie CFN elle-même) et d’une gestion douteuse, souvent pointée du doigt par les Conseils Municipaux. Le 31 mars 1937, le Conseil général de la Manche décida de supprimer la ligne au profit d’autobus, suppression finalement retardée en réaction à une forte mobilisation locale.
Pour en savoir plus sur l'histoire des réseaux d'autocars dans la région, nous nous invitons d'ailleurs à consulter ce site consacré à la STN - Société des transports de Normandie.
Entre 1941 et 1944, le réseau des CFN fut réquisitionné et intensément exploité par l’occupant allemand, transportant de l’ordre de 60 000 tonnes par mois pour l’édification du Mur de l’Atlantique.
Sabotées en juin 1944 par les Allemands, les infrastructures furent rapidement réhabilitées par les autorités alliées du RTO, qui remirent aux CFN l’exploitation du réseau, pour répondre aux besoins de l’armée (en priorité) mais aussi des civils. Début 1945, un train régulier Barfleur - Saint Vaast - Valognes fut mis en service mais la ligne fut abandonnée trois ans plus tard. Sur Cherbourg - Barfleur, le viaduc de Fermanville, détruit pendant la guerre, fut restauré en 1947, autorisant le retour des autorails, en complément de dessertes par autocar. Néanmoins, le Conseil général de la Manche décida le 15 février 1950, par 23 voix contre 15, la suppression de la dernière voie ferrée d’intérêt local du département. Le dernier train circulait le 30 septembre 1950 et les rails étaient déposés dès l'année suivante. L'emprise fut largement réutilisée pour retracer la route départementale, notamment entre Cherbourg et Fermanville.
L'ancienne gare de Bretteville - 3 mai 2014 © transportrail
L'ancienne gare de Fermanville - 3 mai 2014 - L'une des bâtisses voisines abrite l'auberge-restaurant du Tue-Vaques (specialités de viandes rouges ?) en mémoire du chemin de fer local. Le Tue-Vaques prête également son nom à une course de trail au départ de Fermanville, signe de l'attachement de la population à son patrimoine. © transportrail